Mémoire de fille d'après Annie Ernaux | Création | Du 14 au 19.11
Mémoire de fille
d’après Annie Ernaux
Une création théâtrale de Veronika Bachfischer, Sarah Kohm et Elisa Leroy
Mise en scène de Sarah Kohm
Avec Suzanne de Baecque
À 17 ans, la jeune Annie passe un été à travailler dans une colonie de vacances pour enfants sur la côte nord de la France. Loin de l’ambiance catholique provinciale de son village natal et de l’épicerie de ses parents, elle espère réaliser ses rêves d’amour. Son premier rapport sexuel avec son superviseur H, de cinq ans son aîné, est d’une violence inattendue.
Pourtant, Annie fait tous les efforts possibles et imaginables pour présenter cette expérience comme une histoire d’amour passionnée. Elle oppose au désintérêt manifeste de H pour elle une tentative extatique d’assouvir son désir pour lui dans le corps d’autres personnes. Sarah Kohm, Veronika Bachfischer et Elisa Leroy s'emparent du roman d’Annie Ernaux, prix Nobel de littérature, pour livrer un monologue poignant porté par la touchante Suzanne de Baecque.
Mémoire de fille, Annie Ernaux © Éditions Gallimard
Production : Cité européenne du théâtre Domaine d’O Montpellier
Coproduction : Les Théâtres de la Ville de Luxembourg ; Théâtre de la Ville, Paris
Ce spectacle a été initialement créé en Allemand en 2022 par la Schaubühne am Lehniner Platz, Berlin
Entretien avec Veronika Bachfischer, Sarah Kohm et Elisa Leroy,
Mémoire de fille
D’après Annie Ernaux
Propos recueillis par Mélanie Drouère, Cité européenne du théâtre Domaine d'O Montpellier, septembre 2025
Qu’est-ce qui a suscité votre envie de mettre en scène Mémoire de fille d’Annie Ernaux, une œuvre dans laquelle l’autrice replonge au cœur de sa première expérience sexuelle - été 1958 - dont elle décrit a posteriori la violence ?
Notre adaptation théâtrale de Mémoire de fille explore sur scène le lien entre le désir féminin et la subordination du corps de la femme dans un monde patriarcal, au sein même d’un ordre qui encadre et détermine la manière dont les femmes désirent et sont désirées. Le texte d’Annie Ernaux nous invite à nous demander de quelle manière nous désirons et pourquoi, et, réciproquement, de quelle manière nous sommes objets de désir. Notre mise en scène porte une recherche d’un imaginaire qui dépasserait cet ordonnancement, cette dépossession des hommes et des femmes de leur propre sexualité, dans l’espoir de trouver des pistes menant à un plaisir fluide, mouvant et libéré.
Quels ressorts théâtraux discernez-vous dans ce récit autobiographique ?
Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux est à l’affût de traces de son passé personnel. En écrivant, elle effeuille ses propres souvenirs de la jeune fille qu’elle a pu être autrefois, et qu’elle redécouvre à travers les mots. C'est précisément dans cette traversée rétrospective de soi-même, du « soi », que nous voyons le potentiel théâtral du texte. Mais ce qui s’opère par l’écriture chez Annie Ernaux – à savoir une (re)découverte - se réalise ici par le « jeu » sur scène, dans une connivence puissante et singulière avec le public. Le jeu que nous avons conçu oscille entre l'incarnation de l'écrivaine Annie Ernaux et la protagoniste Annie Duchesne, d'une part, et la qualité de présence de l'actrice en scène et son histoire personnelle, d'autre part. Ainsi peut s'opérer un « transfert théâtral » qui donne à comprendre les parallèles entre l'histoire d'Annie et le vécu de l'actrice et des spectateurs et spectatrices en salle. Nous sommes très heureuses que ce principe de jeu puisse trouver une nouvelle résonance dans cette collaboration française avec Suzanne de Baecque.
Pourquoi un seule-en-scène ?
À l'origine, nous avons conçu et mis en scène ce spectacle au Studio de la Schaubühne de Berlin. Notre collaboration entre metteuse en scène, dramaturge et comédienne, très étroite dès la genèse du projet, nous a permis de franchir toutes les étapes ensemble, depuis les premières idées jusqu’à la création. L'élément central de Mémoire de fille étant la quête de son propre passé en soi et l'acquisition d’une certaine connaissance de soi à travers l'acte d'écrire, le seul en scène nous est apparu comme le meilleur choix. C’est ainsi que Veronika a pu se connecter de manière optimale avec le texte en tant que seule interprète sur scène, ce qui, à notre avis, caractérise fortement ce spectacle. Dans la perspective d’une version française, nous avons rencontré Suzanne et avons échangé sur nos liens respectifs avec le sujet, ce qui nourrit tout autant cette nouvelle création.
Comment avez-vous appréhendé ce texte d’un point de vue dramaturgique ?
Adapter un roman à la scène nous invite toujours à nous interroger sur ce que la « situation » théâtrale peut apporter de singulier à l'histoire que nous souhaitons raconter. En l’occurrence, donner à vivre l'histoire d'Annie Duchesne à travers une comédienne nous a permis de centrer notre adaptation sur la question des parallèles entre le corps féminin, souvent objet de domination, voire de violence, dans les rencontres sexuelles telles que celle décrite par Annie Ernaux, et le corps d'une actrice sur scène, exposée au regard « voyeur » des spectateurs et spectatrices et soumis à leur jugement. Cette idée nous a conduit à prendre le parti de réduire dans notre adaptation le propos sur l’écriture comme médium de mémoire à la faveur d’une mise en relief des situations pouvant être incarnées et vécues collectivement pendant le spectacle, et ce jusqu’au trouble.
Comment traitez-vous sur scène de cet incessant va-et-vient entre passé et présent, ou travail de mémoire et conscience de soi qui fait le fil rouge du roman ?
Les deux niveaux narratifs du récit – respectivement marqués par le « je » d’Annie Ernaux racontant ses recherches et réflexions, et le « elle », sujet des expériences vécues par Annie Duchesne – sont repris in extenso dans notre pièce. Ces échos entre la présence du « je » (Annie E.) et la représentation d’une vie et d’un vécu lointains et passés (Annie D.) constituent un principe fondateur de notre mise en scène. Si nous considérons la jeune Annie D., qui vit son expérience, et Annie E., qui écrit, comme deux personnages, la première pourrait être rattachée à un principe de mise en scène plutôt figuratif, lequel reproduit les expériences de manière ludique et physique, et la seconde à un principe plutôt épique, qui s’adresse au public dans un geste d’analyse et de réflexion. Ces principes, nous les avons élaborés ensemble au fil des répétitions, phrase après phrase. Puis nous avons complété le texte d’Annie Ernaux par certains passages écrits par Veronika Bachfischer, ramenant ainsi le récit d’Annie Ernaux au moment présent de chaque représentation, d’où la naissance de ce dialogue ténu avec le public.
Quel rôle attribuez-vous à la scénographie ?
Il était important pour nous de créer un espace intemporel, selon notre intention première de raconter l'histoire d’Annie D. comme une histoire transgénérationnelle, reproductible. L'observation et l'évaluation par les autres sont omniprésentes dans le récit de la jeune Annie D. Qu’il s’agisse du regard de l'amant, de celui de la mère, de ses pairs ou du sien, Annie D. est scrutée jusqu'à la moëlle... Dans notre situation scénique, un autre regard s'y ajoute : celui du public qui observe un corps de femme, seul sur scène. Le regard des autres et le sien sont ainsi les lignes directrices de l'espace que Lena Marie Emrich a conçu, l'élément central de la scène étant ce grand paravent rectangulaire qui structure l’espace et peut prendre différentes formes, se transformant en miroir ou en vitre selon l'éclairage. Ainsi l'actrice peut-elle l’utiliser pour observer son reflet, tandis qu’un contre-jour crée une transparence qui l’expose a contrario aux regards des autres. Et le public s'y reflète également pendant une partie de la représentation...
Quel est le rapport au public que vous souhaiteriez instaurer ?
Notre expérience à Berlin nous a montré que de nombreuses femmes se retrouvent dans l'histoire d'Annie Ernaux. Toute l’équipe a été ravie de constater que cette soirée crée un lien d’une telle teneur en matière de sincérité avec le public, au-delà même de l'expérience théâtrale. Car l’un des enjeux de notre spectacle est précisément de questionner le rapport de notre présent aux discours qu'Annie Ernaux écrivait pour évoquer les années cinquante. Les choses ont-elles vraiment changé ? La découverte et le développement de la sexualité sont-ils aujourd'hui réellement libérés du déterminisme patriarcal ? Qu'en est-il en particulier de la portée de la "première fois", qui marque dans Mémoire de fille de manière décisive le rapport d'Annie D. à elle-même et au sexe opposé ? Nous sommes, nous aussi, convaincues qu'il y a "au moins une goutte de similitude entre cette fille, Annie D., et n’importe qui d’autre.” (Annie Ernaux)